Le club de lecture du Caire : histoires et stéréotypes

http://www.theguardian.com/commentisfree/2015/sep/08/book-club-cairo-egypt

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En novembre 2011, à l’occasion d’une démonstration dans la rue Mohamed Mahmoud, au centre du Caire, un ami me demanda si j’avais envie de créer un groupe de lecture pour des jeunes politiquement engagés. Je répondis que j’avais lu le livre Lire Lolita à Téhéran, que je ne l’avais pas aimé et que je n’avais donc aucune envie d’imiter sa protagoniste, qui avait créé un club de lecture dans son propre salon et encourageait ses membres à lire et discuter des œuvres de la littérature occidentale, y compris Lolita, le livre à scandale. Mon ami ne comprenant rien à mes propos, je finis par accepter.

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J’attendais cinq personnes, mais 15 frappèrent à ma porte, toutes d’une vingtaine ou trentaine d’années ; la plupart d’entre elles étaient ce que les médias et les politiciens appellent des « islamistes ». Et moi ? « Intellectuelle et activiste gauchiste ».

Nous nous réunissions une fois par semaine et lisions ensemble Vladimir Lénine, Frantz Fanon, Ali Shariati, Talal Asad, Edward Said et Lila Abu Lughod, parmi d’autres. Nous débattions le marxisme, les études postcoloniales, l’islam, le féminisme, la résistance et la révolution, et décortiquions la politique contemporaine. Au fil des semaines, nous avons commencé à manger et regarder des films ensemble, ainsi qu’à parler de nos familles et de nos vies amoureuses.

En tant qu’étudiante en études postcoloniales et que femme arabe évoluant dans les cercles occidentaux, j’ai souvent été confrontée aux préjugés d’autrui à mon encontre, et la majeure partie de mes travaux académiques cherchent à déconstruire ces stéréotypes. Je me croyais donc au-dessus des étiquettes, des conclusions présomptueuses et des divisions artificielles. Jusqu’à ce qu’Asmaa, Awatif et Mariam, trois jeunes mères au foyer, demandèrent à se joindre au groupe et m’obligèrent à

confronter mes propres préjugés profondément ancrés...

Lorsque les femmes arrivèrent à notre première réunion, soucieuse de respecter leurs sensibilités, je suggérai d’organiser un groupe séparé pour les femmes afin qu’elles soient plus à l’aise. Elles refusèrent poliment, et je compris plus tard qu’elles n’avaient pas besoin de se sentir à l’aise pour exprimer leurs opinions. Asmaa dominait souvent la discussion ; Awatif faisait toujours des remarques pleines d’esprit ; toutes les trois avaient une vie bien remplie : elles faisaient du bénévolat dans des camps de jeunesse, suivaient des cours, laissaient les enfants avec leurs maris. J’avais supposé que leurs foyers et leurs vies étaient organisés en fonction d’une stricte division des rôles de genre, mais j’avais eu tort.

Quelques mois plus tard, certains de mes amis « profanes » (une autre catégorisation facile, mais artificielle) commencèrent à me demander si les femmes, influencées par les textes qu’elles lisaient et les discussions que nous tenions, avaient commencé à enlever leur hijab, ou si les hommes devenaient moins religieux. Mais cela n’était pas le cas. Au contraire, ils devenaient plus confortables avec leurs identités binaires.

Un soir d’hiver, Nahla, qui était devenue mon guide des concerts de musique alternative et spectacles humoristiques du Caire, ainsi que du sufisme, arriva en retard à notre réunion et déclara : « J’ai rêvé que Marx animait notre prière, mais il ne savait pas de quel côté était la qibla [direction de la Mecque, dont se servent les Mulsulmans pour se positionner pendant la prière] ». Nahla et les autres ne voyaient aucune contradiction entre la religion et le progrès.

Asmaa refusait de retirer son hijab, en dépit du souhait de son mari. Mohamed, le pharmacien de Badrasheen (une commune rurale à l’extérieur du Caire qui, comme toutes les autres petites communautés en Égypte, est conservatrice), n’obligeait pas ses filles à prier, même si lui-même ne manquait jamais une prière. Tamer, le cinéaste, pensait que le film de Bernardo Bertolucci que nous avions regardé ensemble n’avait pas besoin de tant de nudité ; certains étaient de son avis, d’autres non. Ils échangeaient aussi les récits de leur propre endoctrinement, de leur bataille personnelle avec certaines convictions religieuses et politiques ancrées en eux depuis longtemps. Rien n’était idéalisé.

Au fil des mois, les choses ont changé, tout comme elles ont changé en Égypte en général. Nos réunions hebdomadaires sont désormais beaucoup moins fréquentées et moins régulières. Awatif et sa famille ont été contraints de fuir par crainte d’être persécutés. Mohamed, Tamer et Asmaa sont toujours là, mais ont été contraints de renoncer à beaucoup des choses qu’ils aimaient tant. Depuis la répression de la liberté de la presse et les attaques sur les activistes, de nombreux membres de mon club de lecture se sentent désillusionnés et menacés. Nahla passe la majeure partie de son temps à courir d’une prison à une autre afin de rendre visite à des amis emprisonnés. De nombreux membres de la famille de Mariam ont été incarcérés pour avoir pris part à des démonstrations contre le président Siri.

Le régime et les médias (nationaux comme internationaux) font un amalgame entre les musulmans, les islamistes, les partis politiques de droite tels que les Frères musulmans, et même le terrorisme.

Mes amis sont dépeints comme des bombes à retardement qu’il faut éliminer, ou tout au moins contenir, non pas car ils présentent une menace terroriste, comme beaucoup aimeraient le croire, mais car leur esprit critique, leur volonté de changement et leur amour de la vie menacent le statu quo et les faux binarismes.

Les jeunes gens qui lisent avec moi sont-ils représentatifs de tous les Égyptiens, de tous les musulmans ou de tous les jeunes de leur génération ? Bien sûr que non, mais ils ne sont pas non plus une anomalie. Lorsque je regarde notre groupe, ou tout au moins ce qu’il en reste, je comprends à quel point l’aliénation peut être difficile. Ces gens choisissent d’appartenir à ce pays, mais ils sont rejetés.

Mais une chose est certaine : ils défient la catégorisation simpliste que beaucoup cherchent à leur attribuer.

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